Quand la délicatesse se lève du côté du soleil levant
« Le talent c’est la politesse à l’égard de la matière, il consiste à donner un chant à ce qui était muet. »
Jean Genet
Je ne suis jamais allé au Japon que dans mes voyages intérieurs, et les « maisons-valises » de Yuki Shiraishi présentes dans cette exposition seront sans doute de nouveaux vecteurs à cette « invitation au voyage »1. Je n’ai jamais eu, face au Japon, qu’un rapport indirect et littéraire « L’empire des signes » de Roland Barthes, « L’Eloge de l’ombre » de Junichirô Tanizaki, le goût de la poétique du Haïku dont j’utilise souvent la métrique dans ma correspondance sms. Ce qui me revient de l’esthétique de ce pays est l’appréciation et l’admiration d’une pratique sensible du signe à la recherche d’immatérialité, parfois à la limite du visible, « exercice de la page blanche »2 s’il en est. Une manière de retranscrire et traduire le monde dans un dispositif créatif subtil, une façon de dire et faire les choses dans une position oxymoresque, la puissance évocatrice passant par une humilité formelle, l’accession à la fragilité et la délicatesse étant dictée par le goût de la maîtrise. Une tendresse en fait, tendue par l’exigence et l’objectif de la légèreté face au poids du monde. L’accession à la noblesse du style et de ce mot banni qui gardera pourtant son éternelle vérité, la beauté.
Le Japon a été présent dans la programmation d’Andata/Ritorno en 1994 avec les œuvres de Setsuko Nagasawa. Aujourd’hui il s’y expose avec les artistes Tami Ichino, Isamu Krieger et Yuki Shiraishi. Cette exposition proposée par Michèle Vicat, je la reçois comme une offrande céleste, un message venu de loin, une missive envoyée de l’Orient et tissée de qualités esthétiques nous faisant oublier la distance et le temps. Je parcours et reçois ces œuvres comme un voyage en des lieux rêves qui ponctuent le regard. Chaque œuvre étant une station où l’image présente est une incitation à une plus-value suggestive incitée par d’autres images sous-jacentes. La petite maison rouge de Yuki Shiraishi est donc visible dans le dispositif scopique de la chambre noire, clin d’œil, si l’on peut dire, à l’œuvre ultime de Marcel Duchamp
« Etant donnés ». Création à la lucarne ouverte sur l’assujettissement du voir, il en est ici du même type de scénographie oculaire que Jean Genet a utilisé dans le sublime film « Un chant d’amour ». La maison rouge de Yuki Shiraishi apparaît comme déracinée de ses assises sur ses fragiles brindilles telles les prémisses à un réseau rhizomatique, entité également présente, par ailleurs, dans certains dessins-collages. Que nous dit-elle cette maison dans son exil affiché, sinon peut-être la nécessité de la « déterritorialisation », pour reprendre le concept deuleuzien ?
Avec les peintures de Tami Ishino, nous entrons dans un monde où le regard est porté d’emblée vers le ciel, pointant des détails, des fragments de réel infimes : un fanion, une horloge, un lampadaire, un épi de blé, deux mains dans l’humble rituel du tressage d’un fil, des fils encore géométrisant un ciel immatériel dans une nudité évocatrice. Francis Ponge nous l’avait dit, « les fils télégraphiques ont changé notre rapport au paysage ».
L’artiste Isamu Krieger quant à lui, s’est emparé d’un mur entier, en peignant dans une construction oblique porteuse de vertige, différentes chaînes parallèles de montagnes dans la dynamique d’une traversée d’un imaginaire toujours à reconquérir. La montagne, thème récurrent propre au romantisme, thématique universelle dans l’histoire de la peinture orientale autant qu’occidentale. Hegel ne disait-il pas, face à la splendeur des Alpes, choisissant alors par-delà sa savance philosophique, le mutisme : «Es ist so.»
Les œuvres des trois artistes ici présents, sont fidèles à la réflexion barthésienne sur l’identité culturelle japonaise, à savoir « la suprématie du signifiant ». Il en est donc ici du parti pris de la seule suggestion, position aux antipodes de la démonstrativité. Le choix onirique n’imposant aucune dictature de lecture conceptuelle, mais offrant bien au-delà du premier regard, un parcours sensible et sensoriel possible dans le chemin mental qui peut faire revenir souvent dans la pensée, comme un état de grâce. Perception alors toute de finesse et de caresse, qui mérite ce terme si souvent mal usité et maltraité, ce privilège de voir, peindre, dire et sentir qui a pour nom : poésie.
Joseph-Charles Farine, avril 2014
1. Charles Baudelaire
2. Yuki Shiraishi